ABEILLES
** Les abeilles peuvent paraître
supérieures à la race humaine, en ce qu'elles
produisent de leur substance une substance utile, et que de
toutes nos sécrétions il n'y en a pas une
seule qui soit bonne à rien, pas une seule même
qui ne rende le genre humain désagréable.
** Ce qui m'a charmé dans les essaims qui
sortent de la ruche, c'est qu'ils sont beaucoup plus doux
que nos enfants qui sortent du collège. Les jeunes
abeilles alors ne piquent personne, du moins rarement et
dans des cas extraordinaires. Elles se laissent prendre, on
les porte la main nue paisiblement dans la ruche qui leur
est destinée; mais dès qu'elles ont appris
dans leur nouvelle maison à connaître leurs
intérêts, elles deviennent semblables à
nous, elles font la guerre. J'ai vu des abeilles très
tranquilles aller pendant six mois travailler dans un
pré voisin couvert de fleurs qui leur convenaient. On
vint faucher le pré, elles sortirent en fureur de la
ruche, fondirent sur les faucheurs qui leur volaient leur
bien, et les mirent en fuite.
** Je ne sais pas qui a dit le premier que les
abeilles avaient un roi. Ce n'est pas probablement un
républicain à qui cette idée vint dans
la tête. Je ne sais pas qui leur donna ensuite une
reine au lieu d'un roi, ni qui supposa le premier que cette
reine était une Messaline, qui avait un sérail
prodigieux, qui passait sa vie à faire l'amour et
à faire ses couches, qui pondait et logeait environ
quarante mille oeufs par an. On a été plus
loin; on a prétendu qu'elle pondait trois
espèces différentes, des reines, des esclaves
nommés bourdons, et des servantes nommées
ouvrières; ce qui n'est pas trop d'accord avec les
lois ordinaires de la nature.
** On a cru qu'un physicien(24), d'ailleurs grand
observateur, inventa, il y a quelques années, les
fours à poulets, inventés depuis environ
quatre mille ans par les Égyptiens, ne
considérant pas l'extrême différence de
notre climat et de celui d'Égypte; on a dit encore
que ce physicien inventa de même le royaume des
abeilles sous une reine, mère de trois
espèces.
** Plusieurs naturalistes avaient
répété ces inventions; il est venu un
homme qui, étant possesseur de six cents ruches, a
cru mieux examiner son bien que ceux qui, n'ayant point
d'abeilles, ont copié des volumes sur cette
république industrieuse qu'on ne connaît
guère mieux que celle des fourmis. Cet homme est M.
Simon, qui ne se pique de rien, qui écrit très
simplement, mais qui recueille, comme moi, du miel et de la
cire. Il a de meilleurs yeux que moi, il en sait plus que M.
le prieur de Jonval et que M. le comte du Spectacle de la
nature; il a examiné ses abeilles pendant vingt
années; il nous assure qu'on s'est moqué de
nous, et qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce qu'on a
répété dans tant de livres.
** Il prétend qu'en effet il y a dans chaque
ruche une espèce de roi et de reine qui
perpétuent cette race royale, et qui président
aux ouvrages; il les a vus, il les a dessinés, et il
renvoie aux Mille et une Nuits et à l'Histoire de la
reine d'Achem la prétendue reine abeille avec son
sérail.
Il y a ensuite la race des bourdons, qui
n'a aucune relation avec la première, et enfin la
grande famille des abeilles ouvrières qui sont
mâles et femelles, et qui forment le corps de la
république(25). Les abeilles
femelles déposent leurs oeufs dans les cellules
qu'elles ont formées.
** Comment, en effet, la reine seule pourrait-elle
pondre et loger quarante ou cinquante mille oeufs l'un
après l'autre? Le système le plus simple est
presque toujours le véritable. Cependant j'ai souvent
cherché ce roi et cette reine, et je n'ai jamais eu
le bonheur de les voir. Quelques observateurs m ont
assuré qu'ils ont vu la reine entourée de sa
cour; l'un d'eux l'a portée, elle et ses suivantes,
sur son bras nu. Je n'ai point fait cette expérience;
mais j'ai porté dans ma main les abeilles d'un essaim
qui sortait de la mère ruche, sans qu'elles me
piquassent. Il y a des gens qui n'ont pas de foi à la
réputation qu'ont les abeilles d'être
méchantes, et qui en portent des essaims entiers sur
leur poitrine et sur leur visage.
** Virgile n'a chanté sur les abeilles que les
erreurs de son temps. Il se pourrait bien que ce roi et
cette reine ne fussent autre chose qu'une ou deux abeilles
qui volent par hasard à la tête des autres. Il
faut bien que, lorsqu'elles vont butiner les fleurs, il y en
ait quelques-unes de plus diligentes; mais qu'il y ait une
vraie royauté, une cour, une police, c'est ce qui me
paraît plus que douteux.
** Plusieurs espèces d'animaux s'attroupent et
vivent ensemble. On a comparé les béliers, les
taureaux, à des rois, parce qu'il y a souvent un de
ces animaux qui marche le premier: cette
prééminence a frappé les yeux. On a
oublié que très souvent aussi le bélier
et les taureaux marchent les derniers.
** S'il est quelque apparence d'une royauté et
d'une cour, c'est dans un coq; il appelle ses poules, il
laisse tomber pour elles le grain qu'il a dans son bec; il
les défend, il les conduit; il ne souffre pas qu'un
autre roi partage son petit État; il ne
s'éloigne jamais de son sérail. Voilà
une image de la vraie royauté; elle est plus
évidente dans une basse-cour que dans une ruche.
** On trouve dans les Proverbes attribués
à Salomon(26), " qu'il y a quatre
choses qui sont les plus petites de la terre et qui sont
plus sages que les sages: les fourmis, petit peuple qui se
prépare une nourriture pendant la moisson; le
lièvre, peuple faible qui couche sur des pierres; la
sauterelle, qui, n'ayant pas de roi, voyage par troupes: le
lézard, qui travaille de ses mains, et qui demeure
dans les palais des rois. " J'ignore pourquoi Salomon a
oublié les abeilles, qui paraissent avoir un instinct
bien supérieur à celui des lièvres, qui
ne couchent point sur la pierre, à moins que ce ne
soit au pays pierreux de la Palestine, et des
lézards, dont j'ignore le génie. Au surplus,
je préférerai toujours une abeille à
une sauterelle.
** On nous mande qu'une société de
physiciens pratiques, dans la Lusace, vient de faire
éclore un couvain d'abeilles dans une ruche,
où il est transporté lorsqu'il est en forme de
vermisseau. Il croît, il se développe dans ce
nouveau berceau qui devient sa patrie; il n'en sort que pour
aller sucer des fleurs: on ne craint point de le perdre,
comme on perd souvent des essaims lorsqu'ils sont
chassés de la mère ruche. Si cette
méthode peut devenir d'une exécution
aisée, elle sera très utile: mais dans le
gouvernement des animaux domestiques, comme dans la culture
des fruits, il y a mille inventions plus ingénieuses
que profitables. Toute méthode doit être facile
pour être d'un usage commun.
De tout temps les abeilles ont fourni des
descriptions, des comparaisons, des allégories, des
fables, à la poésie. La fameuse fable des
abeilles de Mandeville fit un grand bruit en Angleterre; en
voici un petit précis:
- Les abeilles autrefois
- Parurent bien
gouvernée.
- Et leurs travaux et leurs
rois
- Les rendirent
fortunées.
- Quelques avides bourdons
- Dans les ruches se
glissèrent:
- Ces bourdons ne
travaillèrent,
- Mais ils firent des sermons.
- " Nous vous promettons le
ciel;
- Accordez-nous en partage
- Votre cire et votre miel.
- " Les abeilles qui les
crurent
- Sentirent bientôt la
faim;
- Les plus sottes en
moururent.
- Le roi d'un nouvel essaim
- Les secourut à la
fin.
- Tous les esprits
s'éclairèrent;
- Ils sont tous
désabusés;
- Les bourdons sont
écrasés,
- Et les abeilles
prospèrent.
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**Mandeville va bien plus loin; il prétend
que les abeilles ne peuvent vivre à l'aise dans une
grande et puissante ruche, sans beaucoup de vices. Nul
royaume, nul État, dit-il, ne peuvent fleurir sans
vices. Otez la vanité aux grandes dames, plus de
belles manufactures de soie, plus d'ouvriers ni
d'ouvrières en mille genres; une grande partie de la
nation est réduite à la mendicité. Otez
aux négociants l'avarice, les flottes anglaises
seront anéanties. Dépouillez les artistes de
l'envie, l'émulation cesse; on retombe dans
l'ignorance et dans la grossièreté.
** Il s'emporte jusqu'à dire que les crimes
mêmes sont utiles, en ce qu'ils servent à
établir une bonne législation. Un voleur de
grand chemin fait gagner beaucoup d'argent à celui
qui le dénonce, à ceux qui l'arrêtent,
au geôlier qui le garde, au juge qui le condamne, et
au bourreau qui l'exécute. Enfin, s'il n'y avait pas
de voleurs, les serruriers mourraient de faim.
** Il est très vrai que la
société bien gouvernée tire parti de
tous les vices; mais il n'est pas vrai que ces vices soient
nécessaires au bonheur du monde. On fait de
très bons remèdes avec des poisons, mais ce ne
sont pas les poisons qui nous font vivre. En
réduisant ainsi la fable des abeilles à sa
juste valeur, elle pourrait devenir un ouvrage de morale
utile.
Notes.
Note_24 Réaumur.
Note_25 Les
ouvrières ne sont point mâles et femelles. Les
abeilles appelées reines sont les seules qui pondent.
Des naturalistes ont dit avoir observé que les
bourdons ne fécondaient les oeufs que l'un
après l'autre lorsqu'ils sont dans les
alvéoles, ce qui expliquerait pourquoi les
ouvrières souffrent dans la ruche ce grand nombre de
bourdons. Voyez (dans les Mélanges, année
1768) les Singularités de la nature, chap. vi,
où l'on retrouve une partie de cet article. (K.)
Note_26
Proverbes, xxx, 28.
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